Le chemin de fer et la litterature

Le testament français

 

Andreï Makine -1995 France - Loisir


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Elle se pencha sur son ouvrage, en donnant de petits coups d'aiguilles, précis et réguliers. Je traversais l'appartement, descendis dans la rue. un sifflet de locomotive retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque chose d'un soupir, d'une plainte.
... 
C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie étroite ; on eut dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive toute noire de suie, des wagonnets petits eux aussi, et - comme dans une illusion d'optique - le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis : un faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait un cri mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel sonore d'un coucou. "la Koukouchka" disions-nous avec un clin d'œil en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de camomilles...
C'est sa voix qui me guida ce soir là. Je contournai les broussailles à l'orée de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur de chemin de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir, j'entendis planer un mélancolique "cou-cou-ou". Je posais mon pied sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.
...
Maintenant, je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout. Beau voyage ! Oui maintenant je le sais je ne pourrais plus jamais croire que ces rails sont infinis et ce soir unique, avec cette senteur forte de la steppe, ce ciel immense et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis, avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet. 


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Vers midi, sans nous concerter, nous sortîmes dans la steppe. Nous marchions en silence, côte à côte, en contournant les broussailles de la Stalinka. Ensuite, nous traversâmes les rails étroits envahis d'herbes folles. De loin la Kouhouchka fit entendre son appel sifflant. Nous vîmes apparaître le petit convoi qui semblait courir entre les touffes de fleurs. Il s'approcha, croisa notre sentier et se fondit dans le voile de chaleur. Charlotte l'accompagna du regard, puis murmura doucement en reprenant la marche : 
- Il m'est arrivé, dans mon enfance, de prendre un train qui était un peu le cousin de cette Kouhouchka. Lui, il transportait des passagers, et avec ses petits wagons il sinuait longtemps à travers la Provence. Nous allions passer quelques jours chez une tante qui habitait à... Je ne me rappelle plus du nom de cette ville. Je me souviens seulement du soleil qui inondait les collines, du chant sonore et sec des cigales quand on s'arrêtait dans de petites gares ensommeillées. Et sur ces collines, à perte de vue, s'étendait des champs de lavande... Oui, le soleil, les cigales et ce bleu intense et cette odeur qui entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes...
Je marchai à côté d'elle, muet. Je sentais que la Kouhouchka serait désormais le premier mot de notre nouvelle langue. De cette langue qui dirait l'indicible.
Deux jours après je quittai Saranza. Pour la première fois de ma vie, le silence des dernières minutes avant le départ du train ne devenait pas gênant. De la fenêtre, je regardais Charlotte, sur le quai, au milieu des gens qui gesticulaient comme des sourds-muets de peur que ceux qui partaient ne les entendent pas. Charlotte se taisait et, rencontrant mon regard, souriait légèrement. Nous n'avions pas besoin de mots.

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